Une agence, Un jour : Norm
Fondée à Zürich au tournant du millénaire par Dimitri Bruni et Manuel Krebs, l’agence Norm a été lauréate en 2011 du prestigieux Grand Prix Suisse de Design. Grâce à ses méthodes de travail systématique, ceux deux graphistes ont réalisé des mandats variés et, quelquefois, hors du commun. De la carte de visite à la Banque Nationale Suisse, NORM annexe discrètement de nouveaux chapitres à l’histoire du graphisme suisse.
Votre présence sur Internet est très discrète, voire anecdotique. Est-ce un choix volontaire ?
Effectivement, l’autopromotion n’a jamais été notre première préoccupation et notre site Internet est visuellement relativement pauvre. Cela ne découle pas d’une décision stratégique ou d’une quelconque forme d’arrogance. Nous avons juste eu rapidement la chance de ne pas être obligés de communiquer vers l’extérieur. Par conséquent, notre statut et la nature de nos travaux restent souvent assez flous. Il arrive souvent que des gens s’adressent à nous sans savoir exactement ce que nous avons fait. Dans ce cas il nous arrive de leur envoyer simplement un dossier.
A quand remonte votre collaboration ?
Nous nous sommes rencontrés lorsque nous étions encore étudiants en graphisme à l’école d’Arts Visuels de Bienne, au début des années 1990. À cette époque, nous savions déjà que nous voulions collaborer ensemble. Après avoir fait quelques expériences chacun de notre côté, nous avons ouvert notre bureau à Zurich le 1er janvier 1999 ; cela fait donc environ 16 ans que nous sommes ici. Nous avons toujours travaillé en tandem, jusqu’à l’arrivée de Ludovic Varone en 2005. Nous accueillons ponctuellement des stagiaires ou des freelancers en fonction des projets, mais avons opté très tôt pour rester dans cette configuration minimale. Nous avons alterné commissions et projets personnels dès le début.
Vous êtes largement connus pour vos projets expérimentaux, est-ce que cela reste une dimension prédominante dans votre approche ?
Le design graphique recouvre beaucoup de champs très différents qu’il n’est pas possible d’explorer lorsqu’on fait uniquement des commissions. À travers nos projets personnels, nous cherchons à rendre apparentes les étapes d’une démarche. En effet, nous avons toujours été plus intéressés par les processus que par les résultats finaux. Il ne fait aucun doute que nous sommes influencés par l’histoire du graphisme suisse : nous proposons essentiellement des formes simples et des procédures rationnelles. Par conséquent, même si nous sommes souvent reconnus pour nos travaux expérimentaux, nous avons tracé une ligne très claire, avec un marqueur noir, entre les artistes et les graphistes. Notre but est d’établir des règles, des programmes, des restrictions qui permettent de canaliser la création. Nous sommes paralysés devant l’embarras du choix et sans chiffres nous ne pouvons pas travailler. En ce sens, nous ne sommes pas un bureau « hyper créatif » et encore moins des artistes. Nos projets personnels sont souvent liés à des aspects visuels plus cryptiques, mais leur nature reste très systématique et structurée.
Qu’en est-il des mandats plus commerciaux ?
Même si certaines commissions peuvent être parfois plus ouvertes, on reste avant tout au service du client. La qualité d’un projet ne dépend pas uniquement du génie du graphiste, mais surtout de la collaboration qui s’établit entre le mandataire et les graphistes. C’est pour cela que nous restons surtout à l’écoute et, même si nous sommes très systématiques, nous ne cherchons pas à appliquer une recette. Nous mettons un certain nombre de restrictions pour éviter de faire trop de choix, pour rendre l’ensemble du processus plus intelligible.
Adoptez-vous une manière particulière de prendre vos décisions ?
Oui. Lorsqu’on rencontre un client pour parler d’un projet, en particulier éditorial, on est assez catégorique par rapport aux propositions et choix qui sont faits. Nous sommes plutôt du genre à dire: « Non, ça ne va pas ». Une carte de visite, par exemple, doit avoir les dimensions d’une carte de crédit, sinon c’est faux. Il n’y a pas mille formats possibles. De plus, notre manière de traiter un projet possède une dimension programmative et nous avons mis au point un tableau synoptique pour comparer les ratios. Cela est très utile lorsqu’on doit démontrer nos choix par rapport à des formats ou des agencements. Nous avons même développé une version pour iPhone, histoire de l’avoir toujours avec nous. Sans ce tableau, nous ne pouvons pas travailler, c’est la matrice initiale à partir de laquelle se construisent tous nos travaux. Nous sommes bien sûr conscients du caractère systématique, voire autoritaire, de cette manière de prendre des décisions. Mais au final, ça arrange tout le monde.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de conserver cette petite structure ?
Tout d’abord, il y a une dimension pratique, puisque c’est la meilleure manière de réduire les formalités administratives. En plus, nous ne sommes pas très forts pour déléguer et, avant toute chose, on préfère faire les choses nous-mêmes. Même si cela nous pousse à travailler beaucoup plus, on aime mettre la main à la pâte. Nous sommes toujours en train de nous battre contre le temps, mais c’est essentiel pour préserver la cohérence de notre vision et assurer la qualité des détails.
A l’inverse, cela implique également que vous ne pouvez pas vous dissimuler derrière des intermédiaires…
Tout à fait, nous sommes ainsi nos propres intermédiaires et nous avons toujours envisagé cela comme un aspect positif. Il faut faire les choses avec conviction, tout en sachant être continuellement critique par rapport à son propre travail. Les discussions au sein du bureau sont toujours plus difficiles que celles menées avec le client. Tout cela dépend bien sûr de l’ampleur du mandat : les risques sont moins importants lorsqu’on travaille sur une affiche d’exposition que sur l’identité visuelle d’une entreprise multinationale. Déléguer certaines étapes à des intermédiaires rend floue la netteté d’un projet. Plus il y a d’intermédiaires, plus le projet se dilue dans le brouillard.
Cette petite structure est d’autant plus étonnante quand on connaît les mandats importants que vous avez réalisés ?
Notre champ d’opération principal reste dans l’impression et nous faisons beaucoup de design éditorial, en particulier des livres et de la typographie. Il nous arrive quelquefois d’avoir des mandats que nous appelons « extraordinaires ». C’est le cas par exemple des polices de caractères qu’on a développées spécialement pour l’aéroport de Cologne et pour Omega. Nous avons également collaboré environ trois ans pour faire la signalétique pour le bâtiment et le parc du Louvres-Lens. On a travaillé trois ans avec le bureau d’architecture SANAA (ndlr: la même agence qui a conçu le Rolex Learning Center à l’EPFL). Bien que ces projets s’inscrivent a priori plutôt dans le domaine du design industriel ou de l’architecture, nous nous sentons tout à fait à l’aise pour répondre à ce type de requêtes.
Vous avez réalisé un projet de branding de plusieurs années pour Swatch, pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, pendant trois ans, notre rôle a consisté à redéfinir le « corporate identity program » de la marque. Nous ne sommes pas intervenus directement dans les stratégies publicitaires. Par contre, nous avons redéfini intégralement la charte graphique de la marque (synthétisée sous forme d’un Swatch Design Manual) incluant la famille de Corporate Typeface « Swatch CT » (Latin, Cyrillic et Arabic) dessinée également par nos soins. Des inscriptions dans les boîtiers de montres aux panneaux d’affichage urbains, en passant par les cartes de visites ou des apparitions sur écran, toute la communication de l’entreprise a été en quelque sorte « reprogrammée ».
Pour une boîte de cette envergure, quel est l’avantage de travailler avec un graphiste plutôt qu’avec une boîte spécialisée dans le branding ?
Nos interlocuteurs peuvent traiter tous les points directement avec nous, alors que les structures d’agences sont souvent complexes et très hiérarchisées. Cela permet une communication beaucoup plus transparente, tout en offrant la possibilité de garder une vision de l’ensemble tout au long du projet. Au final, cela donne des résultats beaucoup plus cohérents. Il suffit de voir comment sont conçues les identités de marques actuellement. Toutes sont identiques, car la force du « statement » initial se dilue à force de transiter dans les différentes strates qui caractérisent les grandes agences. Notre approche est plus « artisanale », au sens noble du terme, plus directe. Comme il y a moins d’interlocuteurs, il est possible de préserver une certaine rigueur formelle. Dans les années 60 ou 70, il s’agissait typiquement d’un mandat de graphistes, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les compagnies préfèrent traiter directement avec des grandes agences, car cela nécessite des compétences généralement liées au secteur marketing et moins au champ visuel. Nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir faire ce mandat, d’autant plus que tout s’est très bien passé.
Vous avez également été tout près de réaliser la neuvième série de billets de la BNS, comment cela s’est-il passé ?
En 2005, la Banque Nationale Suisse avait contacté dix bureaux pour travailler sur la nouvelle conception graphique des six billets de la série. Les billets de banque sont les éléments imprimés les plus populaires et les plus vus au monde, c’est un peu le rêve ultime pour n’importe quel graphiste. Pour la première phase du concours, on nous a décerné le premier prix pour notre développement conceptuel et notre présentation auprès du Jury. Pour la seconde phase, les trois premiers participants ont été invités à continuer le projet, en compagnie d’un groupe de travail formé de représentants et de consultants de la BNS. Nous avons encore travaillé une année intensivement dans des conditions qui n’étaient pas toujours idéales. Mais c’était une expérience extraordinaire en termes d’apprentissage et de savoir-faire, car il faut se familiariser avec les technologies d’impression les plus sophistiquées. Toutes les étapes étaient anonymes et hautement sécurisées. C’est un univers unique en son genre! Notre projet n’a finalement pas été retenu, à cause de différends sur des questions conceptuelles. Nous étions bien sûr un peu déçus, mais, en fin de compte, c’est un vrai soulagement de ne pas avoir été retenus. Les billets ne sont toujours pas sortis, cela signifie que nous aurions passé toutes ces années à ne faire pratiquement que ça. Cela aurait pu mettre en danger nos autres activités, mais nous avons tiré le meilleur de cette expérience. En plus, nous avons également permis de confirmer une règle récurrente dans l’histoire des billets suisses : ce n’est jamais le gagnant du concours qui a finalement réalisé la série!